Entretien avec Baskin Oran, professeur de sciences politiques à l’université d’Ankara. Intellectuel engagé, ce spécialiste du droit des minorités estime que son pays doit s’accepter comme une nation plurielle où chaque citoyen pourrait forger sa propre identité.
La Turquie connaît depuis un mois une nouvelle crise dans sa marche vers la démocratie. Comment l’expliquez-vous ?
Baskin Oran : Nous traversons la seconde révolution que notre pays ait connue depuis sa création en 1923. La première révolution a été celle du kémalisme. Mustafa Kemal Atatürk a imposé une transformation radicale : de la communauté des croyants à la nation, du sujet du sultan au citoyen, de l’empire semi-féodal à l’État-nation.
Les kémalistes d’aujourd’hui continuent à copier ce modèle des années 1930 alors qu’une deuxième révolution est en cours, sous la pression notamment de l’Union européenne à laquelle la Turquie veut adhérer et qui impose des conditions dans le sens d’une modernisation. L’objectif, c’est de transformer la nation unitaire et moniste en nation plurielle, le citoyen obligé en individu ayant droit à plusieurs niveaux d’identité, et l’État-nation défensif en État pluraliste et démocratique. Pour moi, la seconde révolution est dans la continuité de la première. Mais ce n’est pas ce que pensent les kémalistes.
Pourquoi ?
Le kémalisme, qui a transformé le pays, n’a pas su se transformer lui-même. Ses deux piliers étaient la constitution d’un État fort et l’adhésion à la civilisation contemporaine, dont la version la plus remarquable était et reste la civilisation européenne. Mais les kémalistes d’aujourd’hui, sous l’effet de la paranoïa de Sèvres (Traité de Sèvres prévoyant le démantèlement de l’Empire Ottoman), détruisent le deuxième pilier en se servant du premier. Et le paradoxe, c’est que le parti AKP de l’actuel premier ministre Recep Tayyip Erdogan, créé par les petits-enfants des réactionnaires des années 1930, est plus en phase avec les évolutions qu’impose la mondialisation.
Le kémalisme est devenu une idéologie réactionnaire sous l’effet de trois facteurs.
Le premier, c’est la globalisation économique, perçue comme une menace à l’identité nationale, un peu comme en France ;
le second, ce sont les questions difficiles qui sont restées sous le tapis depuis la création de la République et qui errent comme des zombies, au premier rang desquelles la question kurde ;
le troisième, c’est la position de l’Union européenne et de certains de ses États- membres. Leurs élites ont abandonné leurs responsabilités et cédé devant l’islamophobie et le malaise créé dans l’opinion par les précédents élargissements.
Poussée par la paranoïa des peuples européens, l’Union européenne impose à chaque document une condition nouvelle. Du coup, en Turquie, les gens nous interpellent, nous les pro-Européens. Ils disent : « Nous avons fait ce que l’Europe voulait et rien ne se passe. »
Que leur répondez-vous ?
Ils ont raison ! L’Union européenne n’a pas recherché de solution novatrice sur la question de Chypre. Elle crée de nouveaux obstacles avec la question arménienne. Elle commence tout juste à considérer que le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) est une organisation terroriste. Tout cela fait monter le nationalisme comme une fusée en Turquie. Les ennemis de la Turquie en Europe et les ennemis de l’Europe en Turquie s’allaitent mutuellement.
L’Europe aurait dû dire : pour le moment, nous avons des difficultés, mais la Turquie reste notre partenaire pour un prochain élargissement. Au lieu de quoi, elle a fortifié la paranoïa de Sèvres, elle n’a pas su se démarquer de l’islamophobie créée par les États-Unis. Nous, les pro-Européens, nous sommes devenus des parias aux yeux de notre peuple. On nous traite de collabos de l’impérialisme qui voudrait démanteler la Turquie. Moi-même, suite aux menaces de mort que j’ai reçues, je ne peux plus sortir qu’avec un garde du corps.
Comment évoluera l’État si le raidissement actuel est surmonté ?
Aujourd’hui, un État n’est fort que si ses citoyens y adhèrent volontairement. Cela demande que leur infra-identité soit reconnue et respectée. Alors le citoyen acceptera sa supra-identité. La supra-identité imposée aujourd’hui, c’est celle du Turc, le groupe ethnique majoritaire auquel n’adhèrent ni ceux des Kurdes qui revendiquent leur propre identité ni les minorités non musulmanes. Pour moi, nous devons nous définir dorénavant non pas comme des Turcs mais comme étant de Turquie. De même qu’en France, on ne parle pas des Francs mais des Français, ou qu’en Iran, on ne parle par des Perses mais des Iraniens.
La réaction nationaliste émane des milieux que j’appelle les Turcs blancs. En référence au concept de White Anglo-Saxon Protestant (WASP, protestant anglo-saxon blanc) qui a été créé pour définir une certaine élite américaine, j’ai créé pour nous celui de « Lahasumut » : les Turcs laïques musulmans sunnites de rite hanéfite.
Le débat est ancien en Turquie. En 1832, l’Empire ottoman a abrogé le système des « millets », des communautés organisées sur la base d’une distinction entre les religions et avec un principe hiérarchique clair. Il y avait la Millet-i Hakimé, la communauté des musulmans, celle qui décidait, et les autres comme les Arméniens, les Grecs et les Juifs, qui bénéficiaient d’une autonomie en matière de droit personnel mais dont les fidèles étaient des ressortissants de second degré. C’est cette mentalité du millet-i Hakimé qui survit chez les « Lahasumut ».
Vous-même, pourquoi les ultranationalistes vous menacent-ils ?
En 2004, j’ai remis un rapport sur les droits des minorités dans le cadre de l’assemblée consultative des droits de l’homme. Or un membre de cet organisme officiel s’est désolidarisé et a déchiré le rapport devant les caméras de télévision. Le gouvernement, l’État, l’université d’Ankara où j’étais professeur, tout le monde a eu peur. Malheureusement, dans un pays comme le nôtre où les dynamiques internes sont faibles, on n’avance en civilisation que par ce type de conflits.