Baskın Oran

Propos recueillis par Isabelle Kortian

Rencontre avec Baskin ORAN

Baskin Oran, professeur de relations internationales à l’Université d’Ankara, est une grande figure intellectuelle en Turquie. Il a participé les 24 et 25 septembre 2005 à la Conférence d’Istanbul intitulée « Les Arméniens et le déclin de l’Empire ottoman ». Sa contribution portait sur les origines de « la question arménienne comme tabou ». Baskin ORAN a été mis en examen en novembre 2005 pour un rapport qu’il a rédigé en 2004 sur les droits des minorités et les droits culturels. En vertu de l’article 216 du nouveau code pénal turc, il lui est reproché d’avoir dénigré les institutions judiciaires de son pays. En vertu de l’alinéa 2 du fameux article 301, il est accusé d’avoir semé la haine parmi le peuple. Son procès s’ouvre le 15 février à Ankara.

Le rapport sur les droits des minorités et les droits culturels

Le Conseil consultatif sur les droits de l’homme est une instance mise en place en 2003, rattachée au cabinet du Premier Ministre. De structure tripartite, il est composé de représentants de la société civile dont notamment des ONG proches du pouvoir, de fonctionnaires et bureaucrates (y compris en provenance des forces de sécurité) et de spécialistes des droits de l’homme, en grande partie des universitaires. Le Conseil consultatif a institué 13 groupes de recherche dont un sur les droits minoritaires et culturels. En tant que Président de ce dernier groupe, Baskin Oran a rédigé un rapport qui fut entériné le 1er octobre, mais fit beaucoup de bruit lorsqu’il fut rendu public le 20 octobre 2004. L’un des membres du Conseil consultatif l’a déchiré devant les caméras. Dix mois plus tard, le Procureur lançait une procédure contre Baskin Oran et Ibrahim Kaboglou, professeur de droit constitutionnel et Président du conseil consultatif à l’époque. Ils risquent une peine allant de 18 mois à 5 ans d’emprisonnement.

NAM : De quoi vous accuse-t-on ?

B. O. : J’ai rédigé un rapport de 7 pages. Le Procureur a écrit 11 pages pour m’inculper. Ce dont il nous accuse ne constitue pas des délits dans le code pénal turc. Exemple : ce rapport, dit-il en substance, nous rappelle le traité de Sèvres QUI AVAIT DESINTEGRE L’EMPIRE EN 1920. J’aimerais savoir précisément quelle ligne du rapport rappelle quel article du traité. Ce rapport aurait semé la haine entre les gens, mais quelle haine et parmi qui ? Où donc le rapport dénigre-t-il la Cour constitutionnelle ?

NAM : Mais qu’y a-t-il de si sensible dans ce rapport ?

B.O. : Beaucoup de choses ! Nous avons théoriquement détruit deux fondements de l’Etat- Nation assimilationniste des années 30. Tout d’abord, c’est la première fois en Turquie qu’une distinction explicite est faite entre la supra et l’infra-identité et que se trouve ainsi posée la question de leur articulation. La supra-identité concerne l’identité conférée par l’Etat au citoyen ; ELLE DOIT IMPERATIVEMENT ETRE NEUTRE DE FAÇON A EMBRASSER TOUS LES CITOYENS SANS EXCEPTION. L’infra-identité renvoie à l’identité ethnique ou religieuse du citoyen. Après 80 ans d’éducation kémaliste, la plupart des citoyens se disent Turcs. Personne ne peut mettre cela en cause. Mais que faire s’il y a des gens qui refusent d’être appelés Turcs parce que c’est en même temps le nom d’une ethnie? Cela concerne quelques millions de personnes : les Kurdes et les non-musulmans surtout. Il y en Turquie un
groupe ethnique dominant, les Turcs, pour qui correspondent la supra et l’infra-identité. Mais il existe aussi des minorités pour lesquelles il n’y a pas de pleine adéquation entre les deux.

NAM : De quelles minorités parlez-vous ?

B. O. : Je ferai une distinction ici entre les minorités autochtones et les minorités non autochtones. Celles qui vivaient là avant l’avènement de l’Empire ottoman en 1299 constituent les minorités autochtones, par différenciation avec celles qui sont venues après et pour lesquelles le problème se pose davantage en termes d’adaptation. Mais les minorités déjà présentes sur le territoire conservent quelque chose de leur identité antérieure. On ne peut pas les obliger à déclarer qu’elles ne sont que turques.

NAM : Que proposez-vous ?

B. O. : C’est là qu’intervient la seconde raison pour laquelle le rapport a suscité tant de réaction. Nous proposons en effet de se défaire du terme « Turc » pour désigner la supra-identité et de le remplacer par l’expression « Turkiyeli » (de Turquie). En d’autres termes, nous avons suggéré de désigner la supra-identité par un concept qui fasse référence à la territorialité pure, au lieu de l’actuel qui fait référence directe à la consanguinité. COMME EN FRANCE, D’AILLEURS : IL N’Y EXISTE PAS D’ETHNIE QUI SE NOMME « FRANC ». Que chacun soit déclaré comme un habitant, un citoyen de Turquie (Turkiyeli) plutôt que comme citoyen turc, dénomination ambiguë qui renvoie à une conception de la nation fondée sur le seul jus sanguini. Cette dernière hélas ! prête trop aux dérives fascistes de la pureté et de l’impureté. Et elle gomme la diversité constitutive du pays.

NAM : Comment votre proposition fut-elle accueillie ?

B. O. : TRES VIOLAMMENT. D’ABORD par les nationalistes turcs et je dois dire aussi par les nationalistes kurdes, à un moindre degré. Les nationalistes turcs ne veulent pas entendre parler d’infra-identité de peur de perdre leur supériorité en tant que groupe ethnique turc dominant. Quant aux Kurdes, ils se plaignent du fait que le terme de « Turkiyeli » vient du mot « Turc ». Ils préfèrent ignorer qu’en réalité ce terme nous vient « des Autres », qu’il n’est que la dénomination conférée aux Turcs par les Chinois et que le terme de « TURCHIA » est le nom donné à ces terres par les Vénitiens à partir du XIVème siècle, et même depuis les croisades ! Ils se considèrent un élément constitutif et essentiel de l’Etat. Ce qu’ils voudraient, c’est la reconnaissance officielle de deux éléments constitutifs de l’Etat, sa composante turque et sa composante kurde. Au détriment une fois de plus des autres minorités qui par un tel raisonnement sont réduites au rang de citoyens de second rang.

NAM : Vous renvoyez dos à dos les nationalistes turcs et les nationalistes kurdes ?

B. O. : Oui, car c’est la mentalité typique du système du Millet, pratiquée entre 1454 et 1839, qui refait surface ici. Pour être encore plus précis, c’est la conception sous-jacente du « Millet-i Hakimé », de la nation dominante qui s’exprime consciemment ou inconsciemment dans les positions nationalistes extrêmes. Le Millet-i Hakimé est la clef de voûte du système du millet qui prévalait dans l’Empire ottoman et qui réunissait sous un même vocable tous les musulmans. Par opposition tous les non-musulmans constituaient la nation dominée (nation ici s’entend au sens de communauté religieuse) : le « Millet-i Mahkumé ». Les nationalistes turcs ont conservé le point de vue de la nation dominante, ils ont simplement remplacé le terme de musulman par celui de Turc. Quant aux nationalistes kurdes, ils ont substitué le terme de kurde à celui de musulman, en gardant la conviction profonde qu’ils provenaient aussi de l’ancienne nation dominante. Il est important de comprendre qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre les points de vue nationalistes. LES TERMES « NATIONALISME DES OPPRESSES » ET « NATIONALISME DES OPPRESSEURS » SONT COMME PILE ET FACE : LA PREMIERE PEUT SE TRANSFORMER EN LA DEUXIEME LE MOMENT OU ELLE DEVIENT MAJORITAIRE ; PENSEZ TOUT SIMPLEMENT AU NATIONALISME JUIF AVANT ET APRES 1948. Ce que veulent TOUS les nationalistes, c’est la domination sur les autres ; LE PATRIOTISME ETANT TOUT AUTRE CHOSE. Notre rapport mettait en garde contre cela. Il ne faut pas, il ne faut plus qu’une ethnie se considère comme dominante, car cela se termine toujours par l’aliénation des autres. Il faut trouver un terme qui embrasse toutes les ethnies, dans lesquelles elles puissent toutes se retrouver, un terme générateur d’espace commun dans lequel il fasse bon vivre pour tous et toutes. C’est pourquoi nous proposons « Turkiyeli : de Turquie », un terme strictement territorial, DONC ETHNIQUEMENT ET RELIGIEUSEMENT NEUTRE. Exprimer une telle idée dans un rapport officiel a provoqué une tempête.

NAM : Que va-t-il advenir de cette tempête ?

B.O : Nous avons encore devant nous une ou deux années difficiles, qui nous causeront quelques maux de tête. Mais après, tout sera plus APAISE. La raison en est toute simple. Toutes les identités nationales sont menacées par la globalisation , même en France et en Hollande; d’où le double refus français et néerlandais de la Constitution européenne en mai 2005. En Turquie, c’est plus grave encore car le pays est en même temps ébranlé par la deuxième vague de modernisation de son histoire sous l’impulsion des critères de Copenhague (la première étant la modernisation kémaliste des années 20). Ces deux vagues viennent « d’en haut ». Ce n’est pas un processus facile à DIgérer POUR UN ANCIEN EMPIRE. Dans un sens, on peut dire que la modernisation kémaliste a échoué, car ceux qui poussent aujourd’hui des cris d’orfraie, en proie à ce que nous appelons « la paranoïa de Sèvres » sont les petits-fils des kémalistes des années 20. Mais, dans un tout autre sens, cette première modernisation a réussi, car les petits-fils de ceux qui avaient poussé des cris d’orfraie en 1920 sont ceux qui dirigent tant bien que mal cette seconde vague de modernisation. Ce sont eux aussi, toujours tant bien que mal, qui nous ont épaulés lors de la Conférence d’Istanbul sur les Arméniens dans l’Empire ottoman, quand les Kémalistes nous jetaient des œufs…

(Propos recueillis par Isabelle Kortian)

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