Baskın Oran

Erdogan est seul responsable de la reprise de la guerre avec les Kurdes

Figure de proue du combat pour la démocratie en Turquie, personnalité indépendante et unanimement respectée, Baskin Oran, né à Izmir il y a 70 ans, est un éminent spécialiste des minorités, auxquelles il consacre ses travaux de recherche depuis quarante ans.

En 2004, son Rapport sur les droits des minorités, destiné au Comité consultatif des droits de l’homme, rattaché au cabinet du ministre des Affaires étrangères [Abdullah Gül à l’époque], lui vaut des menaces des milieux ultra-nationalistes car il y soutient qu’à la supra­identité « Türk » (notion ethno­-religieuse désignant le « Turc ») on devrait substituer celle de « Türkiyeli » (« citoyen de la Turquie », celleci étant comprise comme une entité territoriale).

Des attaques qui ne le font pas davantage plier que durant les années précédentes. « J’ai pleinement vécu trois coups d’État militaires [1960, 1971 et 1980], et un quasi­coup d’État [celui de 1997, qualifié de « post­moderne »]. En 1971, j’ai été licencié pendant six mois et emprisonné. En 1980, j’ai également été évincé de mes fonctions pendant huit ans », explique l’intéressé qui, à chaque fois, a été réintégré à son poste de professeur à la faculté de sciences- politiques d’Ankara sur décision de justice.

Depuis sa retraite d’enseignant, en 2006, Baskin Oran ne chôme pas. En décembre 2008, il prend la tête d’un collectif d’intellectuels qui, dans une lettre ouverte au très fort retentissement, demande « pardon aux Arméniens pour la grande catastrophe de 1915 » (le génocide, nié par les autorités).

En avril 2013, il devient membre du « comité des sages » instauré par le gouvernement d’Erdogan, engagé depuis quelques mois dans un processus de paix avec les Kurdes. Il en démissionne en juin, après la répression des manifestations de Gezi Park. Alors que le processus de paix avec les Kurdes est interrompu depuis mars 2015 et que le pouvoir a envoyé 10 000 militaires dans le Sud­-Est pour en finir avec le PKK (qu’Ankara qualifie d’organisation terroriste), Baskin Oran fait partie des 106 personnalités turques, de tous bords et de toutes confessions, qui se sont rendues le 30 décembre 2015 à Diyarbakir, la « capitale » des Kurdes, sous couvre­-feu, afin de dénoncer les violences qui s’exercent contre des civils désarmés (plus de 160 morts depuis la fin juillet).

Uni par seul le désir de faire prévaloir la paix, le collectif a rencontré, ce 6 janvier, les responsables des différents partis politiques afin de les alerter sur la situation et de créer les conditions d’un retour à la paix. Fidèle lecteur de J.A. depuis l’époque où il a rédigé sa thèse sur le nationalisme en Afrique noire (1974), Baskin Oran nous livre ses impressions.

Jeune Afrique : Par rapport aux années 1990, la situation des Kurdes de Turquie s’est-elle améliorée ou détériorée

Baskin Oran : Détériorée. Dans les années 1990, l’État profond [terme qui désigne l’establishment laïc, les militaires ainsi que des ultranationalistes et mafieux de tout poil] tuait – tous ceux qui voulaient parler leur langue, gérer leurs municipalités, etc. via des exécutions extrajudiciaires. Aujourd’hui, il les fait tuer par la Police spéciale pendant que les exécutions extrajudiciaires se poursuivent, comme en témoigne l’assassinat de Tahir Elçi [bâtonnier de Diyarbakir, figure modérée de la cause kurde], le 28 novembre 2015, très semblable à celui de Hrant Dink [intellectuel d’origine arménienne, lui aussi fervent défenseur de la paix et des droits de l’homme, abattu en 2007]. Dans les années 1990, l’état d’urgence avait été décrété.

Les gens savaient à quoi ils avaient affaire. Maintenant, un état de siège non déclaré a été mis en place, sans base légale. Les couvre- feux sont décidés par les préfets, alors que ces derniers ne sont pas habilités à le faire. Le gouvernement ne déclare pas l’état de siège ou l’état d’urgence car il lui faudrait passer par le Parlement, ce que le président Erdogan refuse ; il l’a pratiquement fermé entre les deux élections législatives de 2015 [du 7 juin et du 1er novembre]. Dans les années 1990 il n’y avait pas une volonté d’« en finir avec les Kurdes ». Maintenant, si.

À Cizre, Silopi, Nusaybin, Diyarbakir et ailleurs, les habitants vivent dans la terreur. Qui est responsable ?

Le pouvoir accuse le PKK d’avoir creusé des tranchées et dressé des barricades. Certes, en agissant ainsi, certains jeunes ont donné du grain à moudre à Erdogan. Mais ces tranchées et barricades sont loin d’être des causes ; elles sont des conséquences : celles des promesses non tenues, non seulement durant le dernier processus de paix, lancé en décembre 2012, mais depuis 1919 ! Ainsi, la Constitution de 1921 (article 11) prévoyait que toutes les provinces seraient gérées par des conseils publics élus. Les vakoufs [fondations], l’éducation, l’économie, l’agriculture, les travaux publics, l’aide sociale et la santé devaient leur incomber.

Devaient rester dans le champ de compétence d’Ankara : la politique intérieure, la diplomatie, la justice, la défense nationale, les relations commerciales avec l’étranger et les sujets communs à plusieurs provinces. Mustafa Kemal Atatürk avait réitéré ces promesses lors de sa célèbre conférence de presse d’Izmit du 16 janvier 1923. Après la création de l’État turc en 24 juillet 1923, lors du traité de paix de Lausanne, et la proclamation de la République, le 29 octobre 1923, tout cela est tombé dans l’oubli.

Pour calmer les Kurdes, il faudrait au minimum appliquer les dispositions de l’article 11 de la Constitution de 1921

Quelles réformes pourraient permettre d’aboutir enfin à la paix ?

Depuis quarante ans que je travaille sur la question des minorités, je me suis rendu compte que l’assimilation dépend d’une loi « chronologique ». Si un marché économique national, qui est le facteur principal de l’assimilation, s’instaure avant la naissance d’une conscience minoritaire, cette dernière n’a que peu de chances d’éclore. Mais si ce marché s’instaure après, cette minorité est inassimilable. En Turquie, ce marché date de la fin des années 1980, alors que la conscience kurde date au moins du début des années 1960.

Aujourd’hui, des mesures comme l’instauration de la Charte européenne de l’autonomie locale ne suffiraient plus. C’est trop tard. Pour calmer les Kurdes, il faudrait au minimum appliquer les dispositions de l’article 11 de la Constitution de 1921.

Qui est responsable de l’échec des processus de paix ?

Erdogan, et lui seul. Il a lancé le processus de paix, mais après le mouvement de contestation de Gezi (mai 1913), les scandales de corruption (17­-25 décembre 2013) et la découverte de camions transportant des armes vers la Syrie sous protection des services secrets turcs (janvier 2014), il a eu une peur bleue et a décidé de bâillonner tout le monde en détruisant la séparation des pouvoirs.

En prenant les armes, certains jeunes Kurdes, pour beaucoup désœuvrés et âgés de moins de 20 ans, ont servi ses desseins. Le PKK est fautif, il n’aurait pas dû les soutenir. Les opérations menées actuellement contre les Kurdes servent à merveille un plan machiavélique, qui voit se coaliser Erdogan, l’armée, l’État profond, le parti ultranationaliste MHP ainsi que certains kémalistes style 1930 [l’aile dure du parti CHP]. Quant au gouvernement, totalement sous la tutelle du président, il n’a aucune autonomie.

Pourquoi Erdogan agit-­il ainsi ?

Depuis Gezi et les scandales de corruption de 2013 dans lesquels il est impliqué, il a besoin, pour éviter toute enquête, de créer une atmosphère de polarisation et de tensions continuelles car il sait que les gens effrayés se réfugient dans le giron du pouvoir. Bien sûr, cette situation ne peut pas être durable, mais Erdogan est entré dans un cul-de-sac et ne peut revenir sur ses pas. Donc il continue crescendo…

Le comité des sages dont vous avez fait partie en 2013 a-­t-­il servi à quelque chose ?

Je ne le crois pas. À l’exception des régions kurdes, il a partout été considéré, par les kémalistes, comme un instrument aux mains de l’AKP. Et les responsables de l’AKP ne l’ont pas soutenu non plus car ils l’ont considéré comme un instrument menant à l’autonomie kurde.

On ne peut déclarer une « autonomie » car elle suppose une réorganisation administrative au sein­ même de l’État

Le parti HDP [prokurde] annonce la tenue de meetings en faveur de l’autonomie. Êtes­-vous surpris de cette attitude ?

On peut unilatéralement déclarer une « indépendance » car cela signifie que le nouvel État n’a rien à voir avec l’ancien. Mais on ne peut déclarer une « autonomie » car elle suppose une réorganisation administrative au sein­ même de l’État, qui doit nécessairement être négociée. La déception kurde a conduit à cette situation. Tout comme le fait que Kandil, [commandement militaire du PKK, basé dans les montagnes d’Irak du Nord frontalières de la Turquie] a jugé que le HDP n’était pas assez énergique et a eu peur d’être exclu de l’équation. La très grande majorité des Kurdes veut continuer à vivre en Turquie en tant que Kurdes. Mais il est désormais très clair que les jeunes sont très différents de leurs aînés, et que les Kurdes en général commencent à rompre psychologiquement avec l’État turc en raison des opérations mortifères qui se déroulent dans le Sud­ Est et du désintérêt des provinces de l’Ouest envers leur agonie.

C’est pour cela qu’un comité de 106 personnalités (dont je fais partie) s’est rendu à Diyarbakir le 30 décembre. Nous sommes venus montrer que nous sommes au côté de nos frères et sœurs Kurdes, et dire que cette affaire ne peut être résolue qu’autour d’une table de négociations. Nous avons ensuite rendu visite aux responsables des principaux partis politiques. Rappelons par ailleurs qu’entre novembre 2007 et décembre 2015 les Kurdes ont publié quatre déclarations d’autonomie. Les deux premières admettaient le maintien d’un État unitaire, la langue officielle turque et un drapeau commun, ce qui calmait les Turcs.

Mais les deux dernières ont plutôt donné l’impression que les Kurdes veulent « battre le vigneron plutôt que de manger du raisin », car elles évoquent « l’autodéfense » (militaire), par exemple, ce qui a nourri la paranoïa turque. Quant au parti HDP, il se trouve entre marteau et l’enclume : d’un côté les Turcs (l’opinion publique et l’État, dont le seul représentant est Erdogan, l’apprenti dictateur) ; de l’autre, les Kurdes (leur leader, Abdullah Öcalan, le commandement militaire de Kandil, l’opinion kurde et la diaspora en Europe). Tâche difficile !

Les Kurdes de Turquie vont-­ils réclamer l’indépendance ?

Non, du moins pas dans un futur proche. Mais au train où vont les choses avec Erdogan, qui bâtit entièrement sa stratégie politique sur une polarisation et des tensions socio­politiques extrêmes,tout est possible dans un Proche­-Orient où les Kurdes d’Irak sont pratiquement indépendants et ceux de Syrie, quasi­-autonomes.

jeuneafrique

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